Quand Stu
reprit conscience de la réalité, le soleil se couchait. Et Tom était en train
de le secouer.
– Stu ! Réveille-toi !
Réveille-toi, Stu !
Cette manière qu’avait le temps d’avancer
par saccades l’effrayait – comme si les dents du pignon de sa réalité
personnelle commençaient à s’user. Tom dut l’aider à s’asseoir et, quand il fut
assis, Stu dut appuyer sa tête sur ses genoux pour tousser. Il toussa si longtemps
et si fort qu’il faillit reperdre connaissance. Tom le regardait, l’air très
inquiet. Peu à peu, Stu se ressaisit. Il ramena les couvertures sous son menton,
car il grelottait encore.
– Qu’est-ce que tu as trouvé,
Tom ?
Tom lui tendit une trousse de
premiers soins : sparadrap, mercurochrome, un gros flacon d’aspirine dont
Stu fut stupéfait de constater qu’il ne parvenait pas à ouvrir le capuchon. Il
dut le donner à Tom qui réussit enfin à le convaincre de s’ouvrir. Stu avala
deux comprimés qu’il fit descendre avec un peu d’eau.
– Et j’ai trouvé ça, dit Tom.
C’était dans une voiture pleine de choses de camping, mais il y avait pas de tente.
C’était un énorme sac de couchage
double, orange fluorescent à l’extérieur, drapeau américain à l’intérieur.
– Fantastique, presque aussi
bien qu’une tente. Beau travail, Tom.
– Et ça. J’ai trouvé ça dans
la même voiture.
Tom chercha dans la poche de son
anorak et en sortit une demi-douzaine de sachets. Stu n’en croyait pas ses yeux.
Des concentrés lyophilisés. Œufs. Petits pois. Courgettes. Bœuf.
– C’est de la bouffe ? Moi,
j’ai vu les images de bouffe dessus. Putain, oui.
– Oui, mon vieux, c’est de
la bouffe, comme tu dis. À peu près la seule sorte que je puisse manger, j’ai l’impression.
Sa tête bourdonnait. Très loin, au
fond de son cerveau, une note étourdissante vibrait sans cesse, un ut suraigu.
– On peut faire chauffer de
l’eau ? demanda Stu. On n’a pas de marmite.
– Je vais trouver quelque
chose.
– Très bien.
– Stu…
Stu regarda ce visage inquiet, misérable,
encore un visage d’enfant malgré cette barbe, et il secoua lentement la tête.
– Mort, mon vieux Tom, dit-il
doucement. Nick est mort. Il y a près d’un mois. C’était une… une histoire
politique. Un assassinat, c’est sans doute le mot. Je suis désolé.
Tom baissa la tête et, à la lueur
du feu qu’il venait d’allumer, Stu vit des larmes tomber entre ses jambes, comme
une douce pluie d’argent. Mais Tom pleurait sans bruit. Finalement, il releva
la tête, ses yeux bleus plus clairs que jamais. Il les essuya du revers de la
main.
– Je savais, dit-il d’une
voix étranglée. Je voulais pas le croire, mais je savais. Putain oui. Il me
tournait toujours le dos. Et il s’en allait. C’était mon homme, Stu – tu savais ?
– Je le savais, Tom, dit Stu
en prenant sa grosse main.
– Oh, oui, ça oui, mon homme.
Et il me manque, terrible, terrible comme il me manque. Mais je vais le voir au
ciel. Tom Cullen va le voir là-bas. Et il pourra parler, et je pourrai penser. C’est
bon ça, non ?
– Ça ne me surprendrait pas
du tout, Tom.
– Tu vois, c’est l’homme
méchant qui a tué Nick. Tom le sait. Mais Dieu a bousillé l’homme méchant, bien
bousillé. Je l’ai vu. La main de Dieu est descendue du ciel.
Un vent froid sifflait au-dessus
des mauvaises terres de l’Utah et Stu frissonna sous sa caresse glacée.
– Il l’a bousillé pour ce qu’il
a fait à Nick et au pauvre juge. Putain, oui.
– Qu’est-ce que tu sais sur
le juge, Tom ?
– Mort ! En Oregon !
Ils l’ont tué à coups de fusil !
Stu hocha la tête.
– Et Dayna ? Tu sais
quelque chose sur elle ?
– Tom l’a vue, mais il ne
sait pas. Moi, je nettoyais les rues. Et, quand je suis revenu un jour, je l’ai
vue faire son travail. Elle était grimpée en l’air et elle changeait une
ampoule de rue. Elle m’a regardé et…
Il se tut un moment et, lorsqu’il
se remit à parler, ce fut plus pour lui que pour Stu.
– Est-ce qu’elle a vu Tom ?
Est-ce qu’elle a reconnu Tom ? Tom sait pas. Tom… pense… que oui. Mais
Tom l’a jamais revue.
Peu après, Tom repartit explorer
les environs en compagnie de Kojak et Stu s’assoupit. Tom revint non pas avec
une grande boîte de conserve, tout ce que Stu avait espéré, mais avec un énorme
plat creux, assez grand pour y mettre une dinde de Noël. Apparemment, il y
avait des trésors dans le désert. Stu fit un grand sourire malgré les douloureux
boutons de fièvre qui avaient commencé à se former sur ses lèvres. Tom lui dit
qu’il avait trouvé le plat dans un camion orange sur lequel il avait vu les
lettres LOCAT, et d’autres encore – une famille qui avait fui la
super-grippe avec toutes ses possessions terrestres, devina Stu. Beaucoup de
mal pour rien.
Une demi-heure plus tard, le
dîner était prêt. Stu mangea lentement en s’en tenant uniquement aux légumes, diluant
suffisamment les concentrés pour faire une bouillie liquide. Il réussit à tout
garder et se sentit un peu mieux. Peu de temps plus tard, Tom et lui se couchèrent
et Kojak alla s’installer avec eux.
– Tom, écoute-moi.
Tom s’accroupit à côté de l’énorme
sac de couchage de Stu. C’était le lendemain matin. Stu avait à peine mangé au
petit déjeuner ; sa gorge très enflée lui faisait mal. Toutes ses
articulations étaient douloureuses. Sa toux avait empiré et l’aspirine n’avait
pas vraiment fait baisser la fièvre.
– Il faut que je me trouve
une maison et que je prenne des médicaments, sinon je vais mourir. Aujourd’hui !
La ville la plus proche est Green River, cent kilomètres à l’est. Il va falloir
prendre une voiture.
– Tom Cullen sait pas
conduire, Stu. Putain non !
– Je sais. Il va falloir que
je me débrouille, et ça sera pas facile, parce qu’en plus d’être malade comme
un chien, je me suis cassé la mauvaise patte.
– Qu’est-ce que tu dis ?
– Tu… pas d’importance pour
le moment. Trop difficile à expliquer. On efface tout et on recommence. Le
premier problème, c’est de faire démarrer une voiture. La plupart traînent sur
la route depuis au moins trois mois. Les batteries sont sûrement complètement à
plat. Pas une goutte de jus. Comme un vieux citron. Alors, on aura besoin d’un
peu de chance. Il faudra trouver une voiture avec une boîte manuelle en haut d’une
colline. C’est possible. La région est plutôt vallonnée.
Il ne crut pas utile d’ajouter
que la voiture devrait avoir été raisonnablement entretenue, qu’elle devrait
avoir un peu d’essence… et une clé de contact. Tous ces types à la télé savaient
faire démarrer une voiture sans clé, mais pas Stu.
Il leva les yeux au ciel qui se
salissait peu à peu de nuages.
– Tu vas avoir du travail, Tom.
Il faudra que tu sois mes jambes.
– D’accord, Stu. Quand on
trouve la voiture, on rentre à Boulder ? Tom veut rentrer à Boulder. Et
toi ?
– Oh oui, mon vieux Tom.
Il regarda dans la direction des
Rocheuses, une ombre à peine perceptible à l’horizon. La neige avait-elle
commencé à tomber sur les cols ? Presque certainement. En tout cas, elle
ne tarderait plus maintenant. L’hiver arrive tôt dans cette région perdue du
monde.
– Ça nous prendra peut-être
un bout de temps, dit-il à Tom.
– Par quoi qu’on commence ?
– On fait un travois.
– Un quoi ?
Stu tendit à Tom son couteau.
– Tu vas faire des trous au
fond de ce sac de couchage. Un trou de chaque côté.
Il leur fallut une heure pour
fabriquer leur travois. Tom trouva deux perches relativement droites qu’il
enfonça dans le sac de couchage en les faisant sortir par les trous du bas. Puis
il alla chercher une petite corde dans le camion où il avait trouvé son plat et
Stu attacha le sac de couchage aux perches. Quand ce fut fait, Stu se dit que
son œuvre ressemblait sans doute davantage à un étrange pousse-pousse qu’au
travois qu’utilisaient autrefois les Indiens des plaines.
Tom souleva les deux perches qui
servaient de brancards et regarda derrière lui.
– Tu es dedans, Stu ?
– Oui, répondit Stu qui se
demandait combien de temps les coutures des côtés allaient encore tenir. C’est
lourd, Tommy ?
– Pas trop. Je peux faire
beaucoup de route avec toi. En voiture !
Et ils s’en allèrent. Le ravin où
Stu s’était cassé la jambe – où il avait été sûr de mourir – disparut lentement
derrière eux. Malgré son extrême faiblesse Stu sentit une joie folle s’emparer
de lui. Non, ce ne serait pas ici en tout cas. Il allait mourir quelque part, sans
doute bientôt, mais pas seul dans ce fossé boueux. Le sac de couchage se
balançait, comme pour le bercer. Il s’assoupit. Tom le traînait derrière lui, tandis
que des nuages de plus en plus épais défilaient à toute allure dans le ciel. Kojak
trottait à côté d’eux.